
Paris, le 6 novembre 1844
Monsieur le ministre,
Depuis la reprise de possession du Sénégal, il n'existe aucune tradition de la politique extérieure suivie avec les peuples qui nous environnent. Les gouverneurs s'y succèdent habituellement de deux en deux ans, et c'est précisément à l'époque où ils commencent à s'identifier avec les affaires et les chefs du pays, c'est lorsqu'ils pourraient se passer de conseillers, qu'ils abandonnent'la colonie, laissant leur successeur à la merci de tous ceux qui savent tirer parti de son ignorance des localités.
D'un autre coté, une rivalité d'influence des plus fâcheuses s'est souvent fait sentir entre le commandant supérieur des escales, naturellement chargé de la politique du fleuve, et le maire qui s'en dit ou s'en croit chargé, bien qu'aucune ordonnance, aucune dépêche ne consacre ses prétentions.
Cette rivalité est des plus fâcheuses, car elle donne lieu à des conflits, à des luttes particulières d'opinion dans lesquelles les partis se sont laissés diriger par l'esprit jalousie, plutôt qu'en vue des intérêts généraux de la colonie, luttes dans lesquelles un gouverneur nouveau, irrésolu, ne saurait à qui donner tort ou raison. Il y a donc lieu de regretter, d'abord qu'il n'y ait pas de direction et de tradition politiques suivies au Sénégal, et ensuite, que cette direction ne soit pas entre les mains d'un homme, ferme, familiarisé avec le pays depuis longtemps; c'est nommer M. le chef de bataillon Caille, commandant supérieur des escales.
Le directeur des Affaires extérieures, tel que je le propose, serait chargé, sous la surveillance du gouverneur, de toutes les propositions, de toutes les réclamations des diverses peuplades, du redressement des exactions commises contre ou par les habitants du Sénégal: en un mot tout ce qui serait susceptible d'amener la paix ou la guerre serait de son ressort. Il veillerait au payement des coutumes, à la délivrance des vivres fournis en nature aux chefs, aux envoyés ou aux otages des diverses peuplades.
Enfin, il aurait sous ses ordres immédiats les commandants d'escales ou des postes du fleuve, qui devraient correspondre avec lui pour tout ce qui intéresserait la politique.
Les bons résultats qu'une organisation semblable a produit en Algérie, me font penser que nos intérêts politiques et commerciaux au Sénégal, gagneraient beaucoup à cette organisation nouvelle. Peut-être, à cette occasion, V.E. jugera-t-elle aussi nécessaire de tracer la ligne de politique que doivent suivre les gouverneurs à l'avenir, dans le double but de notre commerce et de notre influence civilisatrice tout à la fois.
Il faut l'avouer, à de rares exceptions près, la politique qui a prévalu au Sénégal, depuis la reprise de possession et surtout depuis l'abandon des projets de colonisation, semble avoir eu en vue les intérêts commerciaux du moment plutôt que ceux de l'avenir, plutôt surtout que les progrès de la civilisation africaine.
A nos portes, pour ainsi dire, on pille, on rançonne les peuples nos alliés, et les traités eux-mêmes semblent consacrer ces déprédations.
D'un autre côté, aucune augmentation de territoire n'est venue permettre à la France d'exercer une influence gouvernementale directe sur ces populations africaines groupées autour de son chef-lieu. Il en est résulté que ces malheureux gémissent sous le joug de leurs barbares gouvernements chez lesquels le mot puissance est absolument synonyme du droit de pillage.
C'est ainsi que le Cayor, le Wallo et le Yoloff, qui devraient être les greniers du Sénégal, ne deviendront jamais des contrées florissantes tant que la tyrannie des chefs et des grands ne laissera aux sujets aucune garantie, aucune sécurité pour leurs biens et leurs personnes.
Or, pour faire cesser un état de choses aussi déplorable et qui s'aggrave d'année en année par les empiètements des tribus Maures sur le territoire de la Nigritie, il faudra peut-être employer les moyens de rigueur, car il s'agira souvent de se mettre du côté des faibles contre les forts.
Alors l'état de paix, si favorable aux intérêts commerciaux, pourra être compromis momentanément; les négociants et les traitants crieront haut
et fort, comme ils l'ont fait si souvent, ne consultant que leurs intérêts pécuniaires du moment et ne faisant aucun cas du rôle civilisateur que la France est appelée à jouer sur le continent africain: j'ai dit leurs intérêts pécuniaires du moment, car je ne mets pas en doute que l'avenir commercial gagnerait immensément à une politique plus forte, plus directement protectrice des intérêts des peuples asservis .
Le gouverneur du Sénégal ne pourrait entrer dans cette voie avec liberté, persévérance et succès, que s'il y était autorisé et encouragé par le département de la Marine; je désirerais donc être assuré que la ligne de conduite que je viens d'indiquer aurait l'approbation de V.E.,
vous connaissez si bien le Sénégal, Amiral, qu'il serait peut-être inutile de donner aux idées que je viens d'exprimer plus de développement: cependant, pour mieux caractériser la portée de mes propositions, j'énoncerai ici les principales conditions du plan que je me suis tracé, et les résultats généraux que je crois utile de réaliser moi-même, ou de préparer pour mes successeurs
Ne tolérer aucune bande de Maures en expédition de pillage sur la rive gauche: Placer tôt ou tard le Wallo sous notre souveraineté directe et le diviser en quatre cantons dont les chefs-lieux seraient Dagana, Richard-Toll, Mérinaghen, Lampsar, gouvernés directement par nos agents.
Faire alors de ce royaume l'asile de tous les sujets maltraités par leurs chefs et y encourager l'agriculture et l'élève des bestiaux.
Travailler au démembrement du Fouta qui devient inquiétant par son esprit de domination, par le fanatisme de sa population et par l'étendue de son territoire; ne lui laisser commettre aucun acte de violence sans le châtier vigoureusement.
Réduire progressivement et supprimer le plus tôt possible les coutumes
de l'Etat, tant aux Maures qu'aux chefs noirs; Proportionner la quotité des coutumes du commerce à la traite effectuée et non au tonnage des embarcations.
Je n'ai pas dissimulé que, pour réaliser ce programme, il faut s'attendre à des résistances de la part d'intérêts qu'il doit troubler, et que l'emploi de la force sera parfois nécessaire; mais il ne faut pas s'exagérer cette objection; les moyens d'action dont le gouverneur disposera lui permettront de prendre, dès le début, une attitude très forte, et il aura toujours d'ailleurs, un auxiliaire puissant dans la politique de division qu'il aura soin de pratiquer à l'égard des peuples sur lesquels il doit agir.
Dans tous les cas, il est essentiel de ne pas perdre de vue que les complications momentanées qui pourraient surgir n'auraient jamais aucun effet extérieur susceptible de réagir sur la politique de la France, puisque le Sénégal, et tous les pays qu'il traverse, sont sous notre domination exclusive: la seule escale de Portendick pourrait offrir aux tribus Maures. un moyen de retarder l'effet, de nos combinaisons. Il serait donc doublement désirable, dans le système indiqué, de parvenir à obtenir de l'Angleterre l'abandon du droit de trafic que les traités lui reconnaissent sur ce point, abandon qui serait échangé contre notre chétif comptoir d'Albréda, cette source continuelle de réclamations britanniques.
Une autre considération qui n'échappera pas à V.E. , c'est que la continuation du système actuel est loin de garantir au Sénégal une paix sans interruption. L'histoire des vingt-cinq dernières années prouve assez que le statu quo lui-même ne se maintient qu'à travers de fréquents démêlés et de nombreux faits de guerre.
Depuis 1817, que de querelles, que de luttes se sont succédé, uniquement pour rester au même point !
Que d'efforts au prix desquels de grands pas auraient été faits, s'ils avaient été dirigés d'après un système large et bien conçu, vers un but déterminé !
Quoique V.E. décide, la conduite et les actes du gouverneur ne pourront que gagner beaucoup à être dirigés d'après des vues bien connues et bien arrêtées. Si les intérêts d'avenir et d'humanité semblent mériter d'y jouer un rôle dont on s'est trop peu préoccupé jusqu'ici, l'oeuvre devra être poursuivie sans bruit, sans éclat, mais avec ténacité.
ANSOM Sénégal VII 10 c SCHEFER CC)
Instructions générales aux Etablissements français en Afrique occidentale,
t.2, pp. 166~169