Drogue et République. À propos du livre blanc du Pr Ely Mustapha...Par Mansour LY

mer, 25/06/2025 - 17:55

Lorsque le professeur Ely Mustapha rend public son « livre blanc sur la drogue en Mauritanie », il n’agit ni en pamphlétaire ni en moraliste. Il agit en universitaire, en citoyen éclairé, en veilleur. Ce texte dense, documenté, place la société mauritanienne devant un angle mort que peu osent nommer. Il s’agit de l’expansion souterraine du trafic de drogue et de ses résonances institutionnelles, sociales et morales.

Notre propos ne vise ni à corriger ni à encenser, mais à prolonger. À partir de cette base posée par le Pr Ely, nous souhaitons ouvrir un espace critique. Un espace où la rigueur dialogue avec la responsabilité, où la vigilance ne détruit pas la délicatesse, et où la critique construit, pas à pas, une parole républicaine nouvelle.

Ce que révèle le texte

Le livre blanc dresse un constat solide. La Mauritanie serait aujourd’hui un territoire de transit, de consommation et de blanchiment liés au trafic international de stupéfiants. L’auteur retrace quinze années de saisies et d’affaires, de la saisie de 630 kg de cocaïne à Nouadhibou en 2007 aux 2,3 tonnes interceptées en 2023.

Il dépeint une réalité complexe, où se mêlent porosité des frontières, réseaux transnationaux, implication de figures influentes, blanchiment d’argent à travers l’immobilier et l’orpaillage, et développement de corridors sous contrôle de cartels internationaux et groupes armés. Il évoque également les tensions sociales, la corruption et la désagrégation du lien civique.

À ce titre, ce livre a le mérite de nommer, de retracer, de proposer. Il éclaire et alerte.

Ce que le texte appelle à prolonger

Tout en saluant l’effort analytique et l’ampleur documentaire, nous pensons que certaines dimensions méritent encore d’être renforcées.

D’abord, l’impact anthropologique et psychologique sur les jeunesses en perte de repères. Si le livre aborde leur vulnérabilité, il reste encore à explorer la transformation des cultures juvéniles autour de l’usage des substances psychoactives, du repli sur soi, de la déscolarisation.

Ensuite, les dynamiques communautaires et familiales. Des chiffres récents montrent que 15 % des jeunes urbains consomment des drogues, selon l’Association mauritanienne contre l’addiction. Dans les quartiers précaires, cela prend la forme d’une lente déstructuration du quotidien. Certains parents se taisent, dépassés. D’autres luttent seuls. L’école, souvent, n’a plus les moyens d’accompagner. Et les centres de soin manquent de personnel, de suivi, d’approche culturelle adaptée.

Par ailleurs, il est essentiel de ne pas oublier les précédents récents. Ainsi, il y a moins de six mois, la gendarmerie arrêtait un réseau d’importation et de distribution de pilules hallucinogènes  ; et un atelier artisanal de « soum‑soum », une substance psychotrope, était démantelé à Dar Naim, avec quatre interpellations. Ces événements montrent que le problème ne relève pas seulement du trafic international, mais aussi de productions locales, de circuits domestiques et de consommations parfois invisibles. Or, ces épisodes auraient dû alimenter une réflexion de fond sur la prévention et la régulation  ; or de retours institutionnels véritables, il n’y a guère eu.

Enfin, la dimension territoriale. Le livre cite la centralité des axes Nouadhibou-Nouakchott et la fragilité des zones frontalières. Il conviendrait d’y adjoindre une réflexion sur l’informalité économique, la précarité et les formes de résilience populaire qui s’y développent.

Ce que vivent les familles

La drogue n’est pas seulement un enjeu de souveraineté. Elle est aussi une expérience sociale vécue, douloureuse, silencieuse. Elle touche la jeunesse, surtout celle des milieux défavorisés, là où le chômage atteint des niveaux élevés (près de 30 %), là où les perspectives se ferment.

Cannabis, tramadol, alcools détournés, mais aussi pilules hallucinogènes et « soum‑soum » fabriqués localement. Ces substances circulent à bas prix, et perturbent de façon tangible la vie des jeunes en zones vulnérables. Elles façonnent de nouveaux rituels d’évasion et de fuite. Les jeunes ne veulent plus travailler, se ferment aux horizons de responsabilité, s’isolent. Les familles, dans leur majorité, souffrent de cette spirale. Ce constat appelle, en soi, une politique publique qui ne laisse plus ces épisodes sombrer dans l’oubli.

Ce que nous devons construire

Être à la hauteur de ce sujet, c’est passer de l’indignation à la construction. Le trafic n’est pas qu’un commerce clandestin. C’est un système. Et pour lui opposer une République vivante, il faut penser ensemble des réponses durables.

Créer une veille juridique citoyenne, en lien avec les facultés de droit, les juges, les avocats Lancer une enquête participative nationale sur les impacts sociaux du trafic et de la consommation Faire entendre les mémoires communautaires pour sortir des tabous sans tomber dans la stigmatisation Bâtir un réseau de soins et de réinsertion, qui ne criminalise pas les victimes mais les accompagne Soutenir les initiatives locales et les mobilisations familiales, pivots oubliés de la lutte

Porter la parole, continuer le chantier

Nous n’écrivons pas en surplomb, mais en prolongement. Le livre du Pr Ely Mustapha a le mérite d’ouvrir une voie. Il nous revient d’y engager une marche lucide, ancrée, partagée. Ce pays regorge de penseurs. Il a besoin de traducteurs civiques de ces pensées. Si cette tribune y contribue, alors elle aura trouvé sa juste place.

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